Un personnage pense à l’intérieur d’un jeu vidéo. Il dégage l’illusion d’une pensée et son écriture est convaincante. Le jeu vidéo permet d’accéder à l’intériorité de ce personnage de fiction. Ce personnage est en partie animé par quelqu’un d’autre qui pense: la personne qui joue au jeu. Cette personne va se retrouver confronter à un certains nombres de situations devant le jeu qui vont la conduire à réfléchir, à produire du langage. Dès le début du jeu, elle devra apprivoiser le gameplay, la façon de jouer au jeu. Comprendre ce que le jeu propose en terme d’interaction, au sein du dispositif dont elle fait partie. Dès le début, la personne qui joue se trouve dans une situation d’énonciation, liée à l’apprentissage de cette technique. Il peut arriver que la façon de jouer au jeu soit proche de celle d’autres jeux auxquels cette personne ait joués. Les similitudes entre ces jeux constituent parfois un genre (le jeu de course automobile par exemple) et l’apprentissage d’un gameplay s’en retrouve facilité par l’expérience de ces autres jeux. Que la personne qui joue soit familière ou non avec ce type d’expérience vidéoludique, son immersion progressive dans le jeu se fait parallèlement à un processus réflectif (dirigée vers elle-même) où elle va tatonner, rencontrer des obstacles, se rendre compte de ce qu’elle peut faire et ne pas faire dans le jeu. Dès le début du jeu un discours intérieur ou en tout cas personnel semble se créer. Dans la perspective d’un jeu vidéo narratif où le personnage joué produit également un discours il a une situation de double énonciation. La personne qui joue pense / parle ; le personnage joué pense / parle. Qu’est-ce que ça crée comme possibilités d’identification? Est-ce qu’il s’agit d’un dialogue entre la personne qui joue et le personnage joué?
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Parfois le dialogue est assumé et mis en scène. Dans le jeu vidéo Lifeline il s’agit d’aider une personne à survivre suite au crash de son vaisseau spatial sur une planète aride.
La communication, qui est ici tout le gameplay du jeu, se fait via un échange de messages dans une messagerie instantanée à l’intérieur du jeu. La personne que l’on aide à distance ne nous propose pas la possibilité de l’incarner. On peut simplement l’aider. D’ailleurs il arrive que notre correspondant·e·x ne suive pas nos conseils à la lettre voir les ignore, jusqu’à remettre en question notre intégrité et notre bon sens dans certains cas. Dans cette situation, il a l’air de s’agir plutôt d’un processus d’identification au personnage. Les conditions d’énonciation sont claires.Plutôt qu’un dialogue entre la personne qui joue et le personnage joué on peut imaginer cette situation de double énonciation comme un espace d’échange entre deux entités évoluant dans deux réalités différentes, chacune produisant ses propres types d’énonciations. Le personnage joué pourrait être vu comme une sorte de marionnette ayant une part d’autonomie, dont l’animation provoque régulièrement des états de surprise chez la personne qui l’actionne. Il s’agirait de jouer pour découvrir comment le personnage réagit, comment il pense, ce qu’il dit, ce qu’il peut faire. J’ai l’impression qu’il y a un paradoxe entre la liberté d’action de la personne qui joue et la tendance du personnage joué à s’exprimer par lui-même, à avoir une personnalité propre. Ce paradoxe est particulièrement visible pendant les phases de dialogues.
Dans les RPG (role playing games ou jeux vidéo de rôle) il y a très souvent des phases de dialogues où des personnages communiquent entre eux à l’intérieur du jeu. Dans certains jeux le choix des répliques du personnage joué se fait en temps réel. Le jeu n’est pas interrompu au moment où la personne qui joue réfléchit à la ligne de dialogue qu’elle va faire dire au personnage joué. Ce système fait exactement coïncider les deux moments d’énonciation: quand le joueur pense, le personnage pense ; quand le personnage pense, le joueur pense. Il peut en résulter une étrangeté, un flottement face au mutisme des personnages engagés dans le dialogue, qui attendent que la personne qui joue prennent une décision. Le rythme du dialogue est saccadé. La musique de la conversation sonne fausse. Dans certains jeux un timer, un temps limité, réduit le temps de réflexion de la personne qui joue pour se rapprocher du temps de réflexion du personnage joué, dans un but de fluidifier la narration et améliorer l’immersion. C’est également utile pour simuler une situation de stress. Néanmoins elle impose une pression à la personne qui joue. Cette pression n’est pas toujours justifié par la situation dans le jeu, et elle n’arrive pas forcément à retrouver cette justesse rythmique dont semble capable le cinéma ou la littérature dans la fabrication de dialogue.
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Dans le jeu vidéo Disco Elysum on suit un personnage qui se réveille nu dans une chambre d’hôtel sans souvenir de comment il est arrivé là ou de son identité. La possibilité d’incarner le personnage semble plus importante. Le personnage a des traits de caractère que l’on peut définir par un système de fiche de personnage, évoquant le jeu de rôle.
La personne qui joue a la possibilité de choisir plusieurs traits et caractéristiques psychologiques, qui vont influencer sa façon de jouer au jeu ainsi que les options de dialogue disponibles. Il y a une sensation de pouvoir modeler un personnage à partir d’archétypes sans pouvoir faire ce personnage totalement sien. Le personnage joué a un discours qui lui est propre et qui va souvent surprendre la personne qui joue. Dans mon expérience du jeu j’ai senti fortement la présence d’une identité incarnée par le personnage joué, malgré son absence d’identité à priori. Par sa façon de parler, son corps, sa façon d’être, il incarne quelque chose de fort issu d’un imaginaire proche des romans policiers et du psychédélisme. Le personnage que le jeu nous propose d’incarner n’est pas une coquille vide.
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Dans le jeu vidéo The Elder Scrolls V: Skyrim, le personnage joué se réveille dans une charrette, entouré par d’autres personnes.
Dès les premières secondes du jeu un dialogue prend place entre le personnage joué et les autres personnages. Ce dialogue est écrit de façon à ce que personnage joué n’ait pas besoin de participer activement à la discussion. Cette séquence passive prend fin avec un moment de création de personnage qui s’intègre à la narration en cours.
Dans ce jeu la sensation d’avoir une coquille vide entre les doigts est forte. Il y a un large choix dans la personnalisation de l’apparence physique du personnage. En revanche par la suite les choix de dialogue ne prennent pas en compte ce travail de personnalisation. La possibilité d’incarner le personnage semble pour autant importante, dans la narration extérieure au jeu que peuvent construire les personnes qui y jouent. On trouve beaucoup de vidéos de personnes jouant à ce jeu ayant des approches très différentes par rapport à leur personnage. La coquille vide serait une marionnette efficace pour se raconter des histoires. Cette double énonciation est particulière dans le sens où l’aspect artificielle des dialogues, les rythmes étranges de la narration semblent pouvoir être des espaces disponibles où faire exister le discours de la personne qui joue.
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Plutôt que les opposer, j’aurais envie de rapprocher les différentes voix, les mêler. Le jeu-vidéo n’arrivera peut-être jamais à produire ce naturel physico-photoréaliste, par sa nature même de simulation d’un univers calculé à partir d’un nombre restreint de paramètres prédéfinis. Tout comme d’autres formes de médias, le jeu vidéo peut raconter des histoires de manière efficace lorsqu’il se concentre sur ses caractéristiques propres, au lieu d’envier celles des autres médias comme le cinéma, en se laissant séduire par les avancées technologiques notamment en terme d’animation et modélisation 3D qui laissent imaginer un avenir où tous les rêves deviendraient possibles.
Je suppose que seule une puissance informatique infinie pourrait durablement me faire confondre un jeu vidéo avec ma réalité. Si dans un jeu vidéo il s’agit de donner à accès à une réalité virtuelle et que cette réalité virtuelle est en tout point semblable à la mienne c’est qu’elle n’est peut-être plus si virtuelle. J’ai l’impression de voir dans ce désir de faire coïncider la voix de la personne qui joue et du personnage joué un désir de simultanéité, de transcendance, d’incarnation totale. Confondre la marionnette et le·la marionnettiste. Tant que ce sera impossible, je pense que ces tentatives garderont un arrière goût d’échec.
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Dans le jeu vidéo Kentucky Route Zero des personnages se retrouvent par hasard à constituer un groupe pour une quête au départ simple: réaliser la dernière livraison d’un magasin d’antiquité en train de fermer. Le voyage se révèle une occasion et le but originel un prétexte pour les personnages de dériver ensemble et d’échanger confronter leur pensées, leur présences le temps d’une nuit qui s’étire. A un moment du jeu, à l’occasion d’un dialogue, on se rend compte que l’on ne contrôle pas un personnage en particulier mais plusieurs, que ce soit entre les différents tableaux du jeu ou au sein des dialogues, uniquement faits de textes. Alors qu’on contrôle un personnage lors d’une phase de jeu (déplacements dans le décor, interactions avec notre environnement), on ne sait pas à l’avance quel sera le personnage dont on va pouvoir choisir les lignes de dialogue, avant d’engager la conversation avec quelqu’un d’autre. Jouer le personnage A peut vouloir dire choisir les réponses du personnage B.
Dans mon expérience du jeu j’ai ressenti une impression de flottement agréable où la surprise était douce et la conversation sans but défini, à l’opposée de logiques stratèges de nombreux jeux de rôle où il s’agit de gagner ou de perdre la conversation, d’en tirer des informations ou de remporter un rapport de force. Dans Kentucky Route Zero il n’est à aucun moment question de rater ou réussir un dialogue. A partir des choix que l’on fait, l’histoire se retrouve changée en certains points qui nous restent inconnus, sauf à recommencer le jeu du début. Comme dans un rêve lucide, où l’on pourrait agir sur le rêve en train de se construire, on observe le résultat de son action dans le jeu.
Je trouve que le recours à l’évocation plutôt qu’ à la représentation facilite l’immersion dans le jeu. Il y a des images, des sons, du texte à interpréter, il y a un espace pour ça. A un moment du jeu par exemple, un autoradio pendant un trajet en voiture: au milieu du bruit blanc entre les plages vides on peut tomber sur de la musique ou des voix qui nous parviennent faibles lointaines déformées. On a l’impression de comprendre des mots sans pouvoir vraiment en saisir le sens.
Les mécanismes du jeu, la façon dont sont construits les dialogues, sa direction artistique jouant sur l’évocation, ces différents ingrédients ont créé pour moi une narration à plusieurs voix singulière et riche. Je me suis retrouvée observatrice et en même temps complice des personnages du jeu avec qui j’ai partagé une recherche de sens et de directions à prendre. Un prétexte à passer du temps ensemble, entre personne qui joue et personnages joués. Discuter et partager des moments de solitude nocturne, alors que tout autour nous plonge de plus en plus profondément dans la complexité et l’opacité d’un univers qui nous dépasse au fur et à mesure. A force les voix des différents personnages que l’on peut jouer se mêlaient dans ma tête pour ne devenir qu’une seule voix, comme un écho de ma propre voix intérieur, une voix entre moi et le jeu.